L'impact négatif de la ségrégation sur les performances scolaires


Article publié le 25 avril 2023 sur l'APED (Appel Pour une Ecole Démocratique) par Tino DELABIE

La ségrégation sociale n’est pas seulement défavorable à la rencontre de la diversité sociale et culturelle ou à l’apprentissage du « vivre-ensemble » ; son impact sur les résultats scolaires des élèves est également délétère. Dans cet article, nous mettrons d’abord en évidence l’impact de la ségrégation sociale sur les performances moyennes des systèmes éducatifs, puis nous montrerons comment la ségrégation sociale affecte doublement les élèves défavorisés.

Une plus grande ségrégation sociale ne conduit pas à des niveaux moyens plus élevés, bien au contraire

Il n’est pas rare d’entendre certaines voix légitimer la forte iniquité sociale de nos systèmes éducatifs belges par le fait que celle-ci serait le prix à payer pour obtenir des performances scolaires moyennes élevées. En conséquence, ces mêmes voix acceptent ou défendent des mécanismes — politique scolaire libérale, filiarisation précoce, concurrence entre réseaux, recours excessif à l’enseignement spécialisé… — qui génèrent ou renforcent la ségrégation scolaire, plaçant ainsi de nos systèmes scolaires belges parmi les plus inégalitaires d’Europe. Cette ségrégation permettrait en quelque sorte, selon ce point de vue, de préserver la scolarité des « bons élèves » du poids des « élèves faibles » ; à l’inverse, la mixité sociale est alors considérée — comme d’ailleurs tout autre velléité en matière d’égalité scolaire — comme dangereuse, car vectrice d’un inévitable nivellement par le bas.

La comparaison des systèmes scolaires européens contredit cet argument. Dans une étude basée sur les résultats des élèves à PISA-2018, Nico Hirtt (2020) montre en effet que les pays caractérisés par une plus grande iniquité scolaire n’obtiennent pas de meilleurs résultats moyens, mais ont même plutôt tendance à afficher des scores moyens légèrement inférieurs. C’est bien ce que l’on observe dans ce premier graphique, qui affiche une droite de régression (en rouge) décroissante : plus les performances scolaires sont inégales, et plus le score PISA moyen a tendance à baisser, certes légèrement. On peut en conclure qu’il est inexact de penser que l’objectif d’un niveau élevé de performances scolaires s’oppose à celui d’un enseignement équitable.

Image HIRTT (2020, p.9)


Cet état de fait est confirmé par un second graphique, qui montre qu’une plus forte ségrégation académique s’accompagne statistiquement d’une baisse des performances moyennes. On remarque d’ailleurs sur ce deuxième graphique la décroissance plus marquée de la droite de régression. La tendance est claire : plus un système scolaire est marqué par la ségrégation, et plus ses performances moyennes sont basses.


Image HIRTT (2020, p. 9)


Les élèves défavorisés doublement touchés

Dans une étude très instructive menée à partir des données PISA-2003 et PISA-2015, Emilie Franck et Ides Nicaise (2018) ont étudié l’évolution des inégalités dans l’enseignement flamand. Une partie particulièrement intéressante de cette étude porte sur l’influence de la composition scolaire sur les performances individuelles des élèves. Le graphique ci-dessous compare les performances moyennes des élèves au test PISA-2015 en fonction de leur statut socio-économique individuel et de l’indice socio-économique moyen de l’école qu’ils fréquentent. On observe tout d’abord que quel que soit l’indice socio-économique moyen de l’école, les élèves présentant un statut socio-économique modeste obtiennent des performances plus faibles que leurs pairs plus favorisés fréquentant des écoles à la composition sociale similaire. Mais, chose plus remarquable, on constate que la composition scolaire semble jouer un rôle plus déterminant que le statut socio-économique individuel des élèves. Ainsi les élèves ayant un indice socio-économique peu élevé mais fréquentant un établissement au statut socio-économique élevé obtiennent-ils de meilleurs résultats que les élèves de milieux privilégiés scolarisés dans des écoles au statut socio-économique moyen ou faible. En d’autres mots, on remarque que les différences sont plus grandes entre les trois catégories d’écoles qu’entre les élèves scolarisés au sein d’une même catégorie socio-économique d’écoles.
Image et traduction : FRANCK & NICAISE (2018, p. 39)

Les auteurs concluent dès lors de la manière suivante : « Nous constatons que les performances cognitives des élèves sont beaucoup plus fortement corrélées au profil social de l’école qu’ils fréquentent qu’à leur propre statut socio-économique. (…). On remarque immédiatement que les différences de performances sont beaucoup plus importantes entre les écoles favorisées et défavorisées qu’entre les individus favorisés et défavorisés. En fait, un élève défavorisé dans une école défavorisée obtient de bien meilleurs résultats qu’un élève défavorisé dans une école défavorisée. En d’autres termes, l’accumulation des mécanismes de ségrégation que nous connaissons dans l’enseignement flamand (…) multiplie l’ampleur de l’écart social de performance entre les élèves » (Nicaise & Franck, 2019, pp. 3-4). Et ce constat est tout aussi valable pour l’enseignement francophone… 

Ceci rejoint en effet les conclusions de Julien Danhier et Dirk Jacobs (2017, p. 55) dans leur étude portant sur les données PISA-2015. « Notre analyse a montré que la ségrégation, tant sur base socio-économique qu’académique, est une caractéristique de nos systèmes scolaires particulièrement préoccupante. La ségrégation académique est plus importante dans les systèmes belges que dans la plupart des autres systèmes éducatifs. Cela signifie que les écoles de la Flandre et de la Fédération Wallonie-Bruxelles accueillent des publics aux performances très homogènes, avec des différences qui se marquent principalement entre les écoles. Cette ségrégation n’est pas neutre, car elle a des conséquences sur les performances des élèves. Nos comparaisons internationales montrent à quel point équité et ségrégation socio-économique sont liées: plus les systèmes affichent une mixité socio-économique au sein des écoles, moins la performance des élèves est liée à leurs origines socio-économiques. L’analyse multiniveaux permet d’approcher plus finement la question. À caractéristiques scolaires et non scolaires identiques, les élèves fréquentant des écoles dont le niveau socio-économique ou académique est bas obtiennent des résultats inférieurs à ceux fréquentant des écoles plus favorisées (socio-économiquement ou académiquement). Nous pouvons dès lors parler de double handicap pour les élèves les plus défavorisés puisqu’ils subissent l’effet négatif de leur origine et de l’école qu’ils fréquentent. ». 

On peut difficilement trouver meilleur argument pour mettre fin à la forte ségrégation sociale et pour promouvoir (entre autres) une politique d’inscription qui garantisse la mixité sociale dans toutes les écoles. Martin Valcke, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Gand, parle quant à lui d’apartheid. « Une école de Gand compte 67% d’élèves dont la langue maternelle est différente, une autre à peine 6 %. (…) La diversité est partout, mais extrêmement mal répartie par notre système éducatif. ». Comment en est-on arrivé là ? Réponse de Martin Valcke : « A cause de la ségrégation rampante, qui est principalement le résultat de la liberté d’enseignement. (…) Telle est la situation : il y a des écoles noires, grises et blanches. C’est ce que j’appelle de l’apartheid subsidié »[1]

Dans leur conclusion, Emilie Franck et Ides Nicaise (2019, pp. 3-4) écrivent : « Il faut reconnaître qu’il vaut mieux prévenir les inégalités en matière d’éducation que les compenser par des ressources supplémentaires. Étant donné les effets néfastes de la ségrégation sur l’équité scolaire, il faut redoubler d’efforts pour les contrer. (…) La politique d’inscription doit également être réformée. Le libre choix de l’école devrait idéalement être « encadré » par des mécanismes qui limitent la ségrégation sociale au lieu de l’encourager ».

Références 

Notes 

[1] Interviewé dans De Standaard, “Zwarte en witte scholen: dat is gesubsidieerde apartheid”, 4 septembre 2019. 



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