Par Maëlle Kahan et Christophe Dubois pour le magazine SYMBIOSES, 134, 2022.
Les séjours éducatifs à la côte ont la cote. Mais que reste-t-il une fois rentré·e chez soi, loin du littoral? Comment s’assurer que ces parenthèses iodées permettent réellement de mieux connaître la mer, mais aussi de s’y sentir relié·e? En mêlant approche scientifique et approche sensible. En vivant pleinement l’environnement, en long et au large.
Qu’est-ce que les enfants retiennent de leur séjour à la mer ? « La maîtresse en pyjama, le foot sur la prairie, la boum. Enfin, presque tout sauf la mer ! »1, constate Dominique Cottereau, chercheuse et formatrice en éducation relative à l’environnement (ErE), qui a publié une thèse sur les classes de mer. Pourtant, ces séjours étaient pensés autour d’objectifs pédagogiques précis, notamment mieux connaître le milieu marin ou développer la conscience écologique des jeunes. Ces objectifs-là ne semblent pas atteints. Mais alors comment faire ?
Le plus souvent, lors de séjours à la mer, l’enseignante et/ou l’animateur vont concocter un programme bien rempli : visites multiples, pêche à la crevette ou aux coquillages, activités scientifiques, jeux sur la plage, balades dans les dunes, soirées animées…
Et si on laissait aussi au jeune le temps – long – de s’imprégner de l’environnement, de le vivre, de le ressentir ? Laisser l’extérieur résonner en lui, comme les vagues remontent lentement la plage.
Pour Dominique Cottereau, la mise en place d’une pédagogie active de découverte du milieu qui croise les disciplines et invite à enquêter sur l’environnement est nécessaire, mais pas suffisante. Il s’agit aussi – surtout – de connecter réellement les enfants au milieu rencontré.
Dans l’ouvrage collectif Les eaux écoformatrices2, les auteurs expliquent que, pour favoriser le dialogue entre une personne et son milieu, il est nécessaire d’alterner découvertes scientifiques et découvertes subjectives, sensorielles, symboliques et poétiques. Le littoral est, pour cette double approche, un environnement très riche. Il attise nos sens, avec ses odeurs iodées, poissonneuses, ses sensations de fraîcheur, de vent, d’éclaboussures, d’enlisement, son horizon ouvert, ses textures sableuses variées, ses coquillages colorés, doux et coupants, ses rochers ou brise-lames râpeux, ses curieuses petites bêtes, ses sons de vagues, de remous ou encore d’oiseaux. Autant de stimuli qui deviennent des occasions de construire le lien entre le groupe et le milieu naturel qui l’entoure.
Si l’approche du milieu s’opère uniquement par l’angle scientifique, ou par la consommation de visites guidées, apparaît en effet le risque « d’amener de manière implicite les enfants à concevoir l’environnement comme un objet d’étude, comme un savoir à retenir plutôt qu’un milieu à vivre », explique Dominique Cottereau. Cette approche rationnelle mène à un « enseignement aseptisé, hors sol et/ou hors de soi : on invite l’apprenant à raisonner à partir d’un énoncé abstrait en occultant toutes les parties sensibles et vivantes (ressenti et affects, sensations, corps, renvois au connu) qui auraient pu raccorder les connaissances au vécu et donner du sens aux apprentissages»3, indique également Edith Planche, ethnologue à l’Université de Lyon.
Cette chercheuse invite à redonner une place à l’art, à la subjectivité, à l’imaginaire, à la créativité et aux émotions au sein des activités pédagogiques. Passer par l’art permet, via l’agencement des formes, des matières, des textures et des couleurs, de créer un lien particulier et forcément personnel avec le milieu.
Prenons l’exemple de l’étude d’un poisson. Dans une approche scientifique, le poisson est disséqué, schématisé, annoté, classé. Mais dans une approche sensible, il sera imité ou dessiné avec plus ou moins de liberté ; l’imaginaire est convoqué pour se mettre « à la place » de l’animal. L’intérêt scientifique en sera d’autant plus vif ! « L’appropriation créative, l’expérience sensorielle et récréative motivent les apprentissages scientifiques et l’envie d’en savoir plus sur le sujet. »4
Construire une relation au vivant, développer un sentiment d’interdépendance est essentiel à sa protection. « Nous n'avons pas ce sentiment de continuité, qui nous donnerait la représentation de partager la vie avec les autres espèces de la planète », explique Dominique Cottereau. C'est d'autant plus vrai pour les espèces de la mer du Nord, éloignées de notre quotidien et même souvent de notre vue, cachées sous le sable, la surface de l’eau voire dans les fonds marins. D’où l’importance de séjours à la mer qui permettent de se relier aux vivants de notre côte belge. Quel lien y a-t-il entre moi, la crevette et le marin ? Entre la qualité de l’eau de mer et celle de ma rivière ? Entre le grain de sable et ma maison ? Entre l’éolienne qui tourne au large et le temps qu’il fait ? En permettant des liens avec la vie et le vécu personnel des jeunes, la sensibilisation à l’environnement est « plus efficace, car elle est “incarnée” à partir d’un quotidien qui fait sens pour chacun. »5
Un courant pédagogique qui a développé la conscience de nos liens d’interdépendance avec les autres espèces animales et végétales, est celui de l’écoformation. Celle-ci propose d’apprendre, non pas seulement par soi-même ou au contact des autres, mais aussi au contact des éléments naturels, par et dans l’environnement. C’est l’approche identitaire et existentielle de l’ErE qui est convoquée : ces vécus de la mer me transforment, me marquent profondément, et s’intègrent à qui je suis. Cela nécessite d’abord un moment d’immersion dans le milieu, puis un second temps d’ordre réflexif qui invite à conscientiser ce qu’a pu apporter cette immersion.
Une fois rentré·es chez nous, loin du littoral, que reste-t-il de ces séjours sensibles à la mer ? Des souvenirs qui marquent les esprits, cette conviction que la mer ondule désormais dans notre quotidien. Par son caractère inhabituel, voire pour certain·es inconnu, le littoral attise la curiosité et ancre les apprentissages. Notre regard d’éducateur ou d'éducatrice, de pédagogue, peut s’affuter dans cet environnement qui appelle notre attention pour que, dans le quotidien de l’école et des activités en plein air, hors du contexte marin, le milieu puisse être mobilisé par les mêmes tremplins. De même, pour le groupe d’enfants ou de jeunes, cette expérience sensible a peut-être engendré une attention différente aux sensations, aux textures, aux couleurs et aux odeurs de l’environnement, quel qu’il soit.
La connexion établie avec l’environnement à la côte perdure une fois chez soi, car ce n’est pas uniquement avec la mouette que s’est tissée une relation mais avec ce qui volait haut puis s’est peut-être posé à côté de soi. Ce n’est pas juste sur l’algue gluante que s’est portée l’attention, mais sur ce qu’il y avait à la surface de l’eau et dans laquelle on a osé plonger la main. Ce n’est pas seulement l’iode que j’ai senti mais les parfums qui m’entourent. Ces expériences déclenchent une autre manière d’aborder ce qui se trouve autour de soi, d’y poser un regard, un intérêt, des questions, des souvenirs, des actes engagés, qui repartent avec nous dans le train, une fois le séjour terminé.
ErE de la mer : pistes concrètes et sensibles
- Dessin à l’aveugle : Proposez à chacun·e de s’isoler sur la plage ou dans les dunes puis de dessiner le paysage sans lever les yeux de sa feuille. Ainsi, ce sont les dimensions sensorielles (odeurs, sons, aspect du sol) qui guideront la réalisation.
- Balade du souvenir : Lors d’une balade dans les dunes, en bord de mer, invitez les participant·es à évoquer leurs souvenirs à partir d’éléments du paysage (faune, flore, bâti, mobilier urbain). À partir de ces souvenirs, un exercice d’écriture peut être proposé. Chacun·e trace deux colonnes sur sa feuille, l’une pour y décrire les éléments du paysage de manière factuelle, l’autre pour y associer des idées, souvenirs et pensées. Sur cette base, chacun·e rédige un texte poétique. Cet exercice permet d’observer les associations subjectives à un environnement « objectif » et d’alimenter le désir de connaissance sur celui-ci.
- Œuvre fauve : Afin de récolter les représentations initiales du groupe sur ce qui est naturel ou non dans le paysage, une activité consiste à reproduire sur une feuille blanche les éléments du paysage uniquement avec des tâches de couleur selon une légende préétablie (jaune-naturel ; bleu-artificiel) et de partir des œuvres réalisées comme base de discussion. Cette activité peut aussi se dérouler après une analyse du paysage comme exercice créatif de récapitulation.
- Déplacements : Chacun·e choisit dans le paysage un élément mobile (bateau, araignée d’eau, crabe, oiseau, bois flotté) et représente sur sa feuille les déplacements observés en un seul trait. La forme obtenue permet-elle d’y voir autre chose, à la manière d’une constellation ?
- Chaîne alimentaire : Proposez à chacun·e de dessiner une des espèces du littoral (ou de réaliser une fiche plus ou moins détaillée). Chaque participant·e interprète ensuite une espèce (imitation, jeu de rôles) et se place dans l’espace de façon à représenter la chaîne alimentaire. Cet exercice peut donner lieu à un débat ou à un jeu de course poursuite. Une fois le classement réalisé, un animal hybride peut être réalisé à partir d’un nombre limité d’espèces choisies (pour stimuler l’imaginaire, l’observation et la créativité).
Exemples inspirés du livre d’E. Planche, 20186
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