Publié par l'APED, Appel Pour une Ecole Démocratique, sur son site le 17 octobre 2023.
Ca y est ! Les résultats de la grande enquête de l'APED, Appel Pour une Ecole Démocratique, sur le « niveau » de l’enseignement et son évolution sont disponibles ! Pas moins de 1.458 enseignant·es et directeurs·trices y ont participé, laissant notamment plus de 250 pages de commentaires. Les résultats sont sans appel. Pour 3 répondants sur 4, le niveau de notre enseignement est à la baisse. Parmi les principales causes invoquées, on note la taille des classes, la ségrégation sociale des établissements scolaires, des évolutions sociétales qui ne favorisent pas l’acquisition des savoirs scolaires, des programmes qui articulent inadéquatement volume et exigences.
Mais ce ne sont là que quelques éléments de cette vaste étude. Découvrez ci-dessous un résumé de l’étude, ses principaux enseignements, nos recommandations. Ou téléchargez gratuitement le rapport complet (150 pages).
« Le niveau baisse », « on n’est plus assez exigeants », « les élèves ne veulent plus travailler », « ils n’ont plus d’orthographe », « la discipline a disparu », « ils ont perdu le sens de l’effort », « on leur passe tout»…
Ces sérénades-là, nous les avons toutes et tous entendues. Et sans doute nous est-il arrivé plus d’une fois d’y participer. Assurément, l’idée dominante chez la plupart des enseignants c’est que le niveau d’exigence posé aux élèves et étudiants et, par voie de conséquence, leur niveau de maîtrise des savoirs scolaires seraient en chute libre. Ce discours est tellement omniprésent qu’il fait l’effet, auprès de certains, d’une vulgaire « tarte à la crème ». On peut alors le balayer d’un revers de la main en arguant que, de tous temps, les vieux ont été persuadés que « c’était mieux avant ». Même pour certains enseignants ayant répondu à la présente enquête, la question du niveau scolaire ne parait pas légitime, soit parce qu’elle manquerait de subtilité — de quel niveau parle-t-on ? dans quelle(s) discipline(s) ou capacité(s) ? dans quelles écoles ? — soit parce qu’elle renverrait fatalement à un imaginaire réactionnaire ou démobilisateur.
Mais, si un avis largement majoritaire ne constitue pas une preuve, on ne peut pas non plus le rejeter au motif qu’il serait… trop largement partagé ! Et on peut encore moins l’ignorer. À l’Aped, nous avons toujours eu le souci de « marcher sur deux jambes ». L’École démocratique — c’est-à-dire l’École qui institue la faisabilité d’une société réellement démocratique — implique à la fois de l’équité et de l’ambition. Combattre les inégalités sociales, dans l’accès aux savoirs et aux diplômes, est une nécessité absolue dans laquelle nous continuons et continuerons toujours de nous investir pleinement. Mais une école plus équitable au prix d’un nivellement par le bas serait une victoire à la Pyrrhus. L’émancipation intellectuelle et cognitive des enfant des classes populaires n’est pas mieux servie par une École au rabais que par une École inégale.
Il existe aujourd’hui, de par le monde, multiples études ayant objectivé la « chute du niveau » de l’enseignement dans de nombreuses disciplines et de nombreux pays. La Belgique n’est donc certainement pas seule concernée, mais nier ce grave problème reviendrait à jouer à l’autruche. Il nous a donc semblé essentiel de mieux cerner l’avis, sur cette question, des principaux acteurs concernés : les enseignants.
Évidemment, nous n’avons pas simplement voulu savoir ce qu’ils pensaient de l’évolution du niveau. Nous avons aussi tenté de connaître leur point de vue sur les causes et facteurs à l’oeuvre : les élèves, leurs motivations, leurs attitudes, l’évolution des référentiels (programmes, socles…), le rôle des parents et d’autres acteurs et puis les mutations de « la société » dans son ensemble, avec ses attentes changeantes envers l’École et le savoir.
Au cours de l’année scolaire 2022-2023, c’est près de 1.500 enseignant(e)s et directeurs/-trices qui ont répondu à notre questionnaire, structuré autour d’une vingtaine de points comportant des questions fermées et ouvertes. Nous avons d’ailleurs été littéralement submergés par le volume des commentaires des enseignants, ceux-ci couvrant plus de 250 pages A4, signe que les instituteurs et professeurs en ont, comme on dit, « gros sur la patate ». Dans notre rapport d’enquête complet, bon nombre de ces témoignages illustrent les résultats chiffrés présentés dans ce dossier. D’autres permettent de les nuancer ou de les compléter. Nous continuerons d’exploiter ce vaste florilège tout au long des mois et des années à venir.
En lisant les paragraphes qui suivent, on n’oubliera toutefois pas qu’il s’agit là de l’avis subjectif des enseignants interrogés. Les réponses que nous allons parcourir nous en disent souvent autant, voire plus, sur la pensée et les opinions de ces enseignants que sur la réalité des élèves, des référentiels, des parents…
Mais, à l’inverse, on n’oubliera pas non plus que ces avis subjectifs reflètent sans doute bel et bien une réalité inquiétante, réalité qui réclame une action urgente. Voici donc ce que les professeurs et instituteurs pensent « du niveau ».
Près de trois répondants sur quatre (72%) se déclarent « tout à fait d’accord » ou « plutôt d’accord » avec l’affirmation selon laquelle « le niveau de l’enseignement baisse ». Ce pourcentage grimpe à 81% en Flandre, contre 65% en Fédération Wallonie-Bruxelles. Les professeurs qui travaillent dans un milieu « très favorisé » ont un jugement un peu moins négatif (63%) que ceux enseignant à des enfants « très défavorisés » (75%). La minorité qui ne partage pas cet avis négatif justifie généralement son point de vue en disant qu’à côté d’une baisse de niveau dans certains domaines — orthographe, connaissances factuelles… — on assisterait à un progrès dans les compétences et à l’émergence de nouveaux savoirs.
Les enseignants, qu’ils soient flamands ou francophones, estiment en moyenne que plus d’un tiers de leurs élèves n’atteignent pas un niveau de maîtrise ou de connaissance satisfaisant. Dans les écoles en milieu « très défavorisé », ce sont près de la moitié des élèves dont les résultats sont jugés « faibles » ou « insuffisants ». Lorsque l’on transforme les évaluations subjectives des enseignants en points de « type PISA » (moyenne 500, écart-type 100), on observe un écart de 67 points entre les élèves dont les enseignants travaillent dans un milieu scolaire « très favorisé » et ceux qui travaillent dans des milieux « très défavorisés » (donc entre les « ghettos de riches » et les « ghettos de pauvres»).
En tête des facteurs explicatifs de ces difficultés scolaires, les enseignants citent des causes externes et familiales : le temps passé sur les jeux vidéo et les réseaux sociaux (47% pensent que c’est souvent une cause, 29% parfois), les conditions de vie à la maison (42%, 44%), le manque de stimulation de la part des parents (47%, 29%)…
Si l’on examine les facteurs propres au fonctionnement de l’institution scolaire, les causes de difficultés d’apprentissage les plus fréquemment citées sont le trop grand nombre d’élèves dans les classes (54% disent que cela joue « souvent » et 25% « parfois ») et, par voie de conséquence, le manque de temps pour faire de la remédiation (48%, 31%).
Deuxième facteur structurel cité par les enseignants : la forte concentration d’élèves en difficulté dans la même classe ou la même école (38%, 29%). Cette conscience des effets d’une certaine ghettoïsation scolaire est particulièrement forte chez les professeurs travaillant en milieux sociaux très défavorisés (77%, 15%).
Dans le secondaire, général ou qualifiant, une mauvaise orientation des élèves est également invoquée comme cause fréquente ou occasionnelle par une majorité d’enseignants.
14% des enseignants estiment qu’un déficit de capacités intellectuelles serait une cause fréquente de difficultés scolaires. 40% pensent que cela arrive parfois. 43% estiment, en revanche, que ce n’est jamais ou rarement là qu’il faut chercher l’origine des faiblesses. On remarque toutefois, sur ce point, d’importantes différences entre le Nord et le Sud du pays. Ainsi, en Flandre, ce ne sont pas moins de 71% des enseignants qui estiment « souvent » ou « parfois » trouver une explication dans le déficit de capacités intellectuelles. En FWB ils ne sont « que » 42%.
Enfin, 65% des répondants estiment que leurs élèves en difficulté manquent déjà « souvent » de bases en arrivant dans leurs classes. 24% disent que cela arrive « parfois ». Cette explication est invoquée par toutes les catégories d’enseignants, même les instituteurs maternels. Elle est plus souvent citée dans les milieux défavorisés que dans les milieux favorisés. Néanmoins, seule une minorité va jusqu’à incriminer les enseignants des classes précédentes comme étant « souvent » (12%) ou « parfois » (33%) responsables des lacunes en question.
41% des répondants trouvent que les référentiels et programmes d’enseignement sont « trop chargés, trop volumineux », alors que seuls 20% sont de l’avis contraire (« trop légers »). Inversement, les enseignants sont deux fois plus nombreux à estimer, à des degrés divers, que ces référentiels sont « trop peu exigeants » (32%) plutôt que « d’un niveau trop difficile » (16%). Cette tendance est un peu plus forte en Fédération Wallonie-Bruxelles qu’en Flandre. Néanmoins, 50% estiment que ce niveau d’exigence est équilibré.
Les référentiels mettent trop de poids sur les compétences et pas assez sur les connaissances : 44% des enseignants sont de cet avis. Ils sont trois fois moins nombreux (16%) à penser le contraire (« trop de connaissances, trop peu de compétences »). Dans leurs commentaires, certains justifient cet avis en estimant que l’on n’attache pas assez d’importance aux « bases » ; d’autres développent une critique de l’approche par compétences.
52% des enseignants estiment que les référentiels, qu’ils sont chargés d’enseigner, sont d’un niveau moins exigeant que l’enseignement qu’ils ont connu dans leur enfance ou leur jeunesse. 19% sont de l’avis contraire. Cette tendance est encore plus nette en Fédération Wallonie-Bruxelles qu’en Flandre.
Ils sont également deux fois plus nombreux à estimer que ce niveau d’exigence a diminué depuis le début de leur carrière plutôt qu’il ne s’est élevé (40% contre 19%)
Une exception notable : les instituteurs maternels, qui sont plus nombreux à pencher pour une élévation du niveau d’exigence.
Interrogés quant à leur degré d’approbation ou de désapprobation envers diverses « écoles » pédagogiques, les enseignants témoignent d’un grand éclectisme en la matière. Lorsqu’on traduit leurs avis en indices allant de -1 (désapprobation totale) à 1 (approbation totale), on observe des valeurs moyennes positives pour tous les types de pédagogies, à l’exception de la « classe inversée » qui est la seule à récolter un indice moyen négatif (mais quasi nul : -0,08).
Les autres pédagogies moins appréciées sont la « pédagogie frontale » (+0,08) et l’approche par compétences (+0,17). On note toutefois une forte différence d’appréciation selon les communautés linguistiques: l’approche par compétences est beaucoup moins appréciée en FWB (+0,08) que le competentie-gericht onderwijs en Flandre (+0,31). L’écart est encore plus grand pour la pédagogie frontale (-0,16 versus +0,38).
Les deux « meilleurs scores » reviennent à la « pédagogie explicite » (+0,47) et à la « pédagogie active » (+0,56). Les enseignants semblent donc majoritairement rejeter l’opposition que l’on imagine parfois entre ces deux types de pratiques. Au contraire, nous avons pu mettre en évidence une (légère) corrélation positive entre l’adhésion aux pédagogies actives et aux pédagogies explicites.
Dans le même ordre d’idées, si 92% des professeurs sont « plutôt » ou « tout à fait » d’avis que « le professeur doit structurer et expliciter la matière enseignée », cela n’empêche pas 75% d’entre eux d’adhérer à l’idée que « les élèves apprennent mieux en découvrant par eux-mêmes »
28% des enseignants interrogés adhèrent « tout à fait » à la thèse selon laquelle « tous les élèves sont capables d’apprendre et de réussir ». 38% y adhèrent « plutôt ». En comptabilisant à 100% les « tout à fait d’accord » et à 50% les « plutôt d’accord », cela donne un « taux d’accord » de 47%. Alors que le « taux de désaccord » calculé de façon similaire est de 20%. On note ici une nette différence entre les répondants francophones et flamands, avec des taux d’accord respectifs de 57% et 34% et des taux de désaccord de 14% et 27%.
Malgré cet assez faible taux de désaccord avec le précepte « tous capables », on trouve tout de même un taux d’accord de 47% avec l’idée qu’ « il y a des manuels et des intellectuels » (29% « tout à fait d’accord », 35% « plutôt d’accord »). Ce taux est nettement plus élevé en Flandre (64%) qu’en FWB (35%). Inversement, le taux de désaccord est de 32% du côté francophone et d’à peine 5% au nord du pays.
Les enseignants interrogés sont plutôt en désaccord avec la thèse « la société valorise les connaissances scolaires » (indice d’accord de -0,13, sur une échelle allant de -1 pour un désaccord total à 1 pour un accord total) et avec la thèse « la société valorise le travail scolaire assidu » (-0,17).
En revanche, ils ont très nettement le sentiment que « la société encourage l’étude rapide et superficielle » (+0,56), qu’elle « admet trop souvent la réussite sans effort » (+0,43) et qu’elle « attache plus d’importance aux compétences qu’aux connaissances » (+0,38).
On observe un indice d’accord de +0,57 (toujours sur une échelle allant de -1 pour un désaccord total à 1 pour un accord total) avec l’opinion que « les parents ne soutiennent pas assez l’action des enseignants ». Ce jugement est davantage présent en Fédération Wallonie-Bruxelles qu’en Flandre (+0,65, contre +0,47). Il est surtout beaucoup plus fort chez les enseignants qui travaillent en milieu très défavorisé (+0,62) que chez ceux travaillant en milieu très favorisé (+0,29).
De même, une majorité d’enseignants estime que les parents « n’aident pas assez leurs enfants » (+0,44) et « ne s’impliquent pas assez dans la vie de l’école » (+0,39).
Ces avis sont toutefois nuancés dans les commentaires qui accompagnent les réponses. Ainsi y lit-on :
« Les parents n’aident pas assez leurs enfants ? Certes, mais parce qu’ils n’en ont pas les moyens et que l’école actuelle attend des élèves en difficultés qu’ils soient aidés à la maison … Dans mon école rêvée, ce ne serait pas aux parents à gérer les difficultés scolaires de leurs enfants ».
Inversement, c’est chez les professeurs travaillant en milieu « très favorisé » que l’on observe le plus grand indice d’accord (+0,15) avec la thèse « les parents s’immiscent dans vos cours ou vos évaluations ».
Les enseignants sont presque unanimes à juger que les gouvernements et les ministres constituent l’instance qui a le plus grand pouvoir de décision sur l’évolution de l’enseignement. 79% disent qu’ils influencent « beaucoup » et 14% « un peu » cette évolution. Vient ensuite le monde économique avec 42% de « beaucoup » et 39% de « un peu » pour le patronat, 34% et 38% pour l’OCDE, 28% et 40% pour la Commission européenne. Les syndicats et, surtout, l’Église sont estimés être des acteurs nettement moins influents.
Quand on en arrive aux remèdes contre la baisse du niveau, c’est un plébiscite, mais pas une surprise : 92% des répondants estiment qu’une réduction de la taille des classes permettrait d’élever le niveau de l’enseignement.
D’autre part, 65% des enseignants estiment qu’on pourra relever le niveau par la « lutte contre les écoles ghettos (moins de ségrégation) ». Sans surprise, cet avis est particulièrement fort (76%) chez les professeurs qui travaillent en milieu défavorisé.
49% des enseignants francophones qui se prononcent sur cette question et 36% des enseignants flamands jugent qu’une prolongation de la durée du tronc commun fera encore chuter le niveau. Dans chaque communauté, seuls 26% estiment que cela le fera monter. Les autres pensent que cela sera sans effet.
Inversement, 67% des enseignants néerlandophones et 36% des francophones sont d’avis qu’on pourrait élever le niveau par « une séparation plus précoce des élèves selon leurs capacités ». 41% des francophones et 14% des Flamands estiment au contraire qu’une telle mesure ferait chuter le niveau.
Les avis négatifs sur la prolongation du tronc commun se trouvent cependant nuancés dans les commentaires. Il en ressort en effet qu’il ne s’agit pas tant d’un rejet du principe que d’une crainte que la mesure soit mise en oeuvre sans garanties de succès suffisantes. Voici par exemple ce que déclare un enseignant:
« Bien que favorable au tronc commun en principe, je suis inquiet de la manière dont il va être mis en œuvre, sans assurer d’abord que tous les élèves aient de solides acquis en fin de primaire. Pour que [le tronc commun] fonctionne, il faudrait d’abord « mettre le paquet » pour assurer un bon niveau à tous à la sortie du primaire »
Sur le plan des mesures pédagogiques, les enseignants plaident à la fois pour des pratiques constructivistes (dont 59% pensent qu’elles permettraient d’élever le niveau, contre 14% qui pensent le contraire) et pour une pédagogie explicite (73% contre 3,5%). Voilà qui témoigne, une fois encore, de leur ouverture, de leur refus de se laisser enfermer dans une guerre stérile entre pédagogies actives et pédagogies explicites.
Mais surtout, ce qu’ils demandent, c’est qu’on les laisse gérer eux-mêmes leurs choix en la matière, qu’on les laisse décider quand, où et dans quelles conditions appliquer telle ou telle pédagogie. Ils sont 76% à déclarer que davantage d’autonomie en la matière serait favorable à la qualité de l’enseignement. Seuls 3% pensent que cela serait nuisible.
Bien que l’échantillon soit fort restreint (38 répondants), il est intéressant de se pencher sur les avis émis par les professeurs des sections pédagogiques en haute école. Ils estiment que 42% de leurs étudiants ont des résultats insuffisants ou faibles en regard d’exigences programmatiques qui sont elles-mêmes jugées en recul. 74% de ces professeurs sont « plutôt » ou « tout à fait » d’avis que le niveau de formation des futurs instituteurs et régents est en baisse. Ce point de vue est d’ailleurs relayé par d’autres enseignants dans leurs commentaires.
Ne nous y trompons pas : tous les chiffres, tous les graphiques de ce rapport ne prétendent pas décrire l’état réel de l’enseignement en Belgique ; ils disent seulement ce qu’en pensent les enseignants. Il n’est évidemment pas question de prendre leur avis pour argent comptant, mais on ne peut pas davantage le mépriser et l’écarter d’un revers de la main. Il serait stupide de ne pas s’interroger sur la réalité que reflètent les opinions des observateurs les mieux placés de notre système éducatif.
Or, que nous disent-ils ?
À propos des causes de cette situation, les enseignants évoquent, comme nous l’avons montré, la taille des classes, le manque de moyens et de temps, la ghettoïsation qui résulte des mécanismes de ségrégation sociale, les exigences programmatiques trop lourdes en lien notamment avec l’approche par compétences, les référentiels trop peu exigeants, un sentiment d’abandon par la société…
Dans les commentaires — donc de façon non mesurable — on perçoit également la critique du manque d’effort, d’un certain laxisme, d’un déficit d’investissement de la part des parents et de quelques sérieuses lacunes dans la formation des jeunes enseignants.
Sont-ce là les points de vue d’enseignants qui seraient, dans leur majorité, imprégnés de préjugés réactionnaires ? Certes, l’importance, même minoritaire, de certains avis nous laisse quelques inquiétudes : la croyance dans les bienfaits d’une sélection plus précoce, l’invocation d’un déficit de capacités intellectuelles pour expliquer les difficultés scolaires des élèves, une certaine tendance à rendre les parents responsables de la réussite scolaire… Cependant, ces thèses sont largement contrebalancées par des points de vue lucides, nuancés et souvent généreux : l’adhésion au précepte que tous les enfants sont capables de réussir, l’ouverture sur une diversité d’approches pédagogiques, la reconnaissance que les parents font ce qu’ils peuvent et que c’est l’école qui manque de temps pour assurer les apprentissages dans de bonnes conditions, la critique d’une société ultra-libérale où la consommation et la réussite facile l’emportent sur l’humanisme et le travail assidu.
Beaucoup d’enseignements restent à extraire du volumineux corpus d’opinions rassemblées dans cette enquête, mais nous pouvons déjà formuler quelques recommandations.
La première recommandation s’adresse à toutes les forces progressistes du monde de l’éducation, à tous ceux qui investissent leur énergie dans le combat pour une École juste, émancipatrice, porteuse de citoyenneté critique. Cet objectif ne peut être atteint que si nous marchons sur deux jambes en combinant l’ambition et l’équité, la bienveillance et l’exigence. Nier la réalité d’une sérieuse baisse du niveau de l’enseignement, au prétexte que ce discours est également brandi par ceux qui refusent toute démocratisation de l’École, ne revient pas seulement à fermer les yeux sur la réalité, mais est aussi le meilleur moyen de jeter les enseignants dans les bras de ces anti-démocrates. Et c’est surtout un bien mauvais service rendu à ceux dont on prétend défendre l’émancipation, car celle-ci n’est pas mieux servie par une École au rabais que par une École inégale.
Notre deuxième recommandation s’adresse tout spécialement aux responsables politiques francophones et, plus généralement, à tous ceux qui participent à la mise en oeuvre du Pacte d’Excellence. La mesure phare de ce Pacte, à savoir la prolongation du tronc commun, est perçue par une majorité d’enseignants comme risquant, dans les conditions actuelles, de nous conduire tout droit vers une nouvelle baisse du niveau. Or, il faut bien dire que ce risque est réel. À défaut de mesures efficaces contre la ségrégation (voir point 3) et d’une réduction des effectifs de classes en début de scolarité (voir point 4), on risque de se retrouver, à l’entrée du secondaire, avec de telles inégalités d’acquis que le tronc commun sera un échec: soit il conduira vers des sélections camouflées, soit il engendrera la baisse de niveau redoutée. Les opposants à toute démocratisation auront alors beau jeu de s’écrier : « nous l’avions bien dit ! ». Voilà pourquoi on ne peut pas prendre le risque d’échouer dans la mise en oeuvre de cette prolongation nécessaire.
Les enseignants — et surtout ceux travaillant dans les milieux sociaux les moins favorisés — sont très nombreux à indiquer la concentration d’élèves en difficulté dans des écoles ghettos comme un des facteurs majeurs qui entravent les apprentissages et engendrent l’échec scolaire. Inversement, ils désignent la lutte contre la ségrégation et la ghettoïsation comme l’une des principales mesures structurelles capables de redresser le niveau de notre enseignement. Le dispositif de régulation des inscriptions scolaires avancé par l’Aped, qui consiste à proposer d’emblée une école aux parents sans obligation mais en veillant à générer une mixité sociale aussi grande que possible, jouit désormais d’un large soutien dans les sphères associatives, syndicales et scientifiques. Il est temps que le monde politique s’en saisisse. C’est l’une des conditions essentielles du succès du tronc commun.
Le fait que les enseignants — et surtout les instituteurs de l’enseignement fondamental — insistent sur la nécessite de réduire la taille des classes traduit ce que quiconque s’étant un jour retrouvé devant un groupe d’élèves sait : plus ils sont nombreux, moins on a de temps à consacrer à chacun afin de construire un rapport positif aux savoirs et au travail scolaires. Cette tautologie a fait l’objet de mesures scientifiques à l’occasion, entre autres, de la célèbre étude STAR. Celle-ci a montré que, en ramenant la taille des classes à une quinzaine d’élèves durant les premières années d’enseignement, on observait un impact important et significatif sur les performances des élèves — particulièrement des plus pauvres — et ce jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire.
D’un côté, nous avons le constat objectif d’une acquisition insuffisante des fondements du savoir scolaire. De l’autre côté, nous avons la nécessité de transmettre des connaissances porteuses d’émancipation. Il ne saurait être question d’opposer ces deux nécessités. Pas question d’affaiblir encore les bases, mais pas question non plus de renoncer à une solide formation polytechnique (générale, technologique, artistique…). Aussi ne faut-il pas moins de temps d’école, mais davantage en instaurant l’école ouverte : ouverte durant les congés et les week-ends, ouverte sur la société et sur le monde, ouverte sur l’art, la culture, la vie associative, la vie locale.
Les répondants de notre enquête ont clairement exprimé le sentiment que la société ne reconnaît pas l’importance et la valeur de leur travail. De là, découlent découragements et désaffections. Si l’on prend vraiment l’enseignement au sérieux — pas seulement pour produire de la main-d’oeuvre mais pour rendre possible l’institution d’une société juste et démocratique — alors cela doit se voir dans les infrastructures, dans les équipements, dans les salaires, dans les conditions de vie et de travail des élèves et des enseignants. Ce système éducatif, dans lequel chaque citoyen passe pas loin d’un quart de son espérance de vie, mérite mieux que les 5 ou 6% de PIB que nous lui consacrons aujourd’hui.
Un répondant de notre enquête l’explique bien : « un prof ne peut pas se contenter de maîtriser ce qu’il enseigne, il doit en maîtriser dix fois plus pour pouvoir répondre à toutes les interrogations, toutes les situations imprévues ». Une telle maîtrise suppose une formation disciplinaire solide, qui fait trop souvent défaut aujourd’hui.
L’enquête a aussi montré à quel point certains enseignants sont encore peu informés de la réalité d’une inégalité sociale dans les apprentissages et des mécanismes qui l’engendrent. Plus d’attention à la sociologie de l’éducation nous semble donc nécessaire.
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