Publié par Bruno Humbeeck* le 29/12/2021
" "Que de crispations autour des écrans !”
S’il y a bien un espace de développement et de divertissement dans lequel les parents refusent de s’accorder le droit de lâcher-prise, c’est bien celui du rapport aux écrans de leurs enfants. La crainte de le voir se métamorphoser lentement en “addict”, la peur de le voir s’abêtir au contact des écrans, l’anxiété éprouvée à l’idée de le voir s’égarer dans des lieux virtuels qui prennent la forme de terra incognita pour le parent et l’angoisse, plus générale, de le voir galvauder son avenir parce que, passant son temps sur des écrans, il n’aurait rien appris et serait devenu une sorte “d’infirme-cérébral-nouvelle-génération” dénué de perspectives...
Que de bêtises ne dit-on pas pour faire perdre la tête à ces parents déboussolés qui passent leur temps à guerroyer avec leurs enfants et à “pourrir” la relation qui les relie à eux exactement comme au XIXème siècle on menait la vie dure à ceux qui lisaient des romans parce que ceux-ci étaient soupçonnés de diluer la raison de l’adolescent dans un imaginaire improductif.
A cette époque là, un jeune homme devait lire Victor Hugo en se cachant sous sa couverture et une jeune fille n’aurait même pas osé le faire... Plus aucun parent “responsable” n’aurait de nos jours l’impression de se laisser aller à une forme de négligence éducative en lâchant la bride à son enfant devenu lecteur de romans, que ceux-ci soient de Victor Hugo ou d’un plus obscur auteur. Et pourtant...
Cela ne signifie évidemment pas que les jeux vidéo valent les romans (ce débat-là, nous le verrons un peu plus loin, n’a pas beaucoup de sens) mais cela montre que toute "nouveauté" angoisse naturellement les parents aussi longtemps qu’ils n'en maitrisent pas eux-mêmes les contenus. Les parent contemporains savent ce que contient un roman et notamment ceux de Victor Hugo, ils ignorent souvent à peu prés tout de ce qui fait le contenu des jeux auxquels leurs enfants jouent sur leurs écrans...
Établir, quand on est un parent contemporain, un rapport serein avec les écrans de ses enfants ne va évidemment pas nécessairement de soi tant les messages émis çà et là, plus ou moins marqués d’un sceau scientifique, apparaissent sur ce point contradictoires. En réalité, si l’on s’en fie aux analyses ou plus exactement aux méta-analyses (les analyses des analyses) scientifiques relatives à l’effet de l’usage des écrans sur le développement de l’enfant, il faut bien en dire que les conclusions auxquelles elles aboutissent ne contribuent pas à lever le voile.
En gros, toutes ces analyses ont globalement échoué à répondre autre chose que “ça dépend”... Ça dépend du contexte éducatif plus ou moins permissif, ça dépend de la manière dont l’enfant investit sa scolarité, ça dépend de ce qu’il fait quand il n’est pas sur un écran, ça dépend du niveau de décrochage de l’élève, ça dépend du QI de l’adolescent, ça dépend de ses heures de sommeil, ça dépend de la taille de son lit, ça dépend de la couleur du papier peint de sa chambre… avec des “ça dépend” comme ceux-là, on peut faire dire tout et n’importe quoi aux chiffres (et certains ne s’en privent pas), il suffit pour cela de faire passer des corrélations pour des causalités, et le tour est joué.
Prendre les résultats d’une recherche pour affirmer la validité d’une option en l’isolant du corpus de tous les autres travaux qui en nuancent les conclusions est un jeu d’enfants.
Un exemple permet de comprendre comment on peut dire tout et n’importe quoi sur base de recherches lues sans nuance ou utilisées pour sonner le tocsin des “pour” ou des “contre”. Il serait, par exemple, facile de sonner l’alarme parentale en révélant que le temps passé par un collégien sur une console, une tablette ou un ordinateur après le dîner est de plus d’une heure pour 52.6% des collégiens dont 14.7% qui y passent plus de deux heures. En précisant qu’une fois au lit, 51,7 % utilisent régulièrement un appareil électronique, on a alors vite fait de démontrer que ces pratiques perturbent le sommeil des adolescents.
Si l’on s’arrête là, le ver est dans la pomme et le numérique se trouve définitivement estampillé “perturbateur de sommeil” aux yeux des parents mal avisés. Mais comme le montre cette même étude, la principale cause de perturbation du sommeil des collégiens, c’est, en fait… le collège lui-même… Il suffit pour s’en rendre compte de comparer les temps de sommeil pendant les jours d’école et pendant les jours de repos…
C’est donc, si l’on en croit cette recherche, la scolarité qui apparaît comme le véritable “disrupteur de sommeil” de l’adolescent et pas l’usage des écrans dans la chambre à coucher. Comme quoi, une recherche ne vaut que par la façon dont on donne à lire ses résultats avec nuance et en ayant pris le soin de la contextualiser. On pourrait ainsi tout aussi bien, en s’appuyant sur les mêmes travaux, ne pas se contenter de rendre les écrans coupables de tous les maux mais pousser le bouchon plus loin et alerter les parents en déclarant le collège “nocif” pour la qualité du sommeil de leur ado…
De là à les amener à diaboliser l’institution scolaire et ses horaires comme ils le font parfois avec les écrans, il y évidemment une marge, c’est précisément celle qui comble le fossé qui s’établit entre la prise de connaissance des résultats d’une recherche et l’envie que nous avons de lui faire dire ce que nous souhaitons… On appelle cela en langage scientifique le biais de confirmation.
Tout cela pourrait prêter à sourire si certains n’utilisaient pas cette confusion pour crisper les positions de parents déboussolés en écrivant des livres ou des articles aux titres ravageurs. Comment s’y retrouver lorsqu’on vous parle d’un côté de “crétin digital” et que l’on voit, d’un autre côté, l’école prescrire les écrans et en faire un média pédagogiques privilégié, comment lire le titre d’un article qui prétend que “Google rend stupide” et constater ensuite que les enseignants invitent sans cesse nos enfants à y faire des recherches ? Comment faire la part des choses entre les messages qui évoquent, souvent sans discernement, une forme d’addiction aux écrans et ceux qui parlent d’un environnement communicationnel ludique, convivial et constructif qui risque de marginaliser ceux qui ne les utilisent pas ? Bref comment se diriger dans une mer inconnue quand les vents soufflent avec force dans toutes les directions ?
Les parents déboussolés où ceux qui se fient à la première boussole venue pour voguer, toutes voiles dehors dans une direction qu’ils se sont fixées une fois pour toutes, ont bien du mal à naviguer sereinement. Pour le faire, il devrait plutôt se fier à “l’estime”, cet instrument de navigation qui indique vaguement une direction et évite, malgré ou grâce à l’imprécision qu’il revendique, de se perdre en mer ressemble bien à toutes ces recherches qui affirment que “ça dépend” et confirment que pour donner un sens à l’éducation de ses enfants, il vaut mieux adopter des positions nuancées et refuser de se positionner de façon radicale dans un débat qui cloue sans discernement les écrans au piloris ou qui leur laisse prendre toute la place en reléguant au second plan tout ce qui constitue un être humain.
C’est dans la nuance davantage que dans la crispation identitaire qu’un parent trouvera la sérénité nécessaire pour installer sa lucidité numérique et faire naître sa maturité digitale et c’est par elle qu’il se donnera les moyens d’établir un rapport sain avec ce qui n’est somme toute qu’un média et doit, à ce titre, toujours être évalué en fonction de l’usage, raisonnable ou abusif, intelligent ou stupide, continu ou modéré, que l’on en fait.
L’écran, parfois encore perçu comme un danger parce qu’il menace la toute-puissance du livre, prendra inévitablement le même chemin. Un livre ou un écran ? Comme s’il était question de l’un ou de l’autre alors qu’il ne pourra jamais question que de l’un et de l’autre. L’écran n’a en effet pas pour vocation de chasser le livre, bien au contraire puisqu’en rendant les contenus attractifs, il contribue à stimuler la lecture, mais le livre ne doit pas se donner l’obligation de prendre tout le terrain.
Un parent “averti”, c’est-à-dire en quelque sorte un parent serein, mûr et lucide face au développement du monde digital va privilégier l’alternance des moments de lecture et de ceux consacrés aux écrans plutôt que d’opposer les uns aux autres en s’engageant sur ce point dans un bras-de-fer contre productif et sans fondement avec son enfant.
A un “Tu ferais mieux de lire un livre plutôt que de perdre ton temps sur ton écran”, il privilégiera, par exemple, un “ Lis ce livre et utilise internet pour visualiser les lieux qu’il évoque” ou un “Sers toi d’internet pour chercher le livre que tu auras envie de lire.” qui ne créera pas d’opposition entre les deux médias mais indiquera d’emblée leur nécessaire complémentarité. "
Br. Humbeeck
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* HUMBEECK Bruno est psychopédagogue et auteur de nombreuses publications dans le domaine de la prévention des violences scolaires et familiales, de la maltraitance, de la toxicomanie et de la prise en charge des personnes en rupture psychosociale et/ou familiale. Il travaille à l'université de Mons. Retrouvez ces publications sur son site : www.outilsderesilience.eu