Par Philippe SCHMETZ, L'APED, 29 avril 2024 Temps de lecture : 5 min.
Un article initialement publié dans L’École démocratique, n°97, mars 2024 (pp. 24-23).
Si le système scolaire actuel ne permet pas d’entrevoir son extension à beaucoup d’autres établissements, elle n’en démontre pas moins qu’une pédagogie progressiste est possible et tellement plus palpitante.
Petit retour en arrière. Il y a maintenant dix ans, les « Pédagonautes », un groupe d’enseignant·e·s, se prennent à rêver d’une école nouvelle. C’est la commune bruxelloise de Saint-Gilles qui va les accueillir. Une localisation doublement intéressante. S’agissant d’une commune populaire (avec une grande densité de population de… 140 nationalités différentes), elle permettra au projet de s’inscrire d’emblée dans la mixité sociale. Première école secondaire d’un pouvoir organisateur public novice en la matière (la commune de Saint-Gilles), elle pourra recruter au départ d’une page blanche : uniquement des enseignant-e·s volontaires pour ce genre d’aventure pédagogique. Ça aide ! Aujourd’hui, le LIRL1 rassemble 620 élèves et 75 enseignant·e·s dans la filière de transition.
Au dire de ses initiateurs, le projet s’inspire de quelques prestigieux parrains et marraines, au rang desquels figurent les Freinet, déjà cités, mais aussi Louise Michel, pour le caractère intégral de l’enseignement2, Paolo Freire pour sa volonté émancipatrice, et Edgar Morin, pour l’approche transdisciplinaire.
La forme scolaire traditionnelle a été dynamitée. Ici, plus de grilles horaires classiques, ni de disciplines compartimentées « en silos », ni de classes homogènes. Ce qui ne signifie aucunement que l’on a plongé dans une forme anarchique. Non, c’est tout un système alternatif qui a été défini pour faciliter la multidisciplinarité, l’approche polytechnique, le travail collectif et le lien permanent entre apprentissages scolaires et enjeux sociaux.
L’école fonctionne désormais en mode « triplette », puisque la journée est partagée en trois temps :
Triplette aussi pour le rythme périodique : le tout fonctionne par cycles de trois semaines…
Le directeur, Tanguy Pinxteren, explique3 : « Pour chaque module, les profs de trois ou quatre disciplines vont approfondir un enjeu, une problématique, à travers leurs cours respectifs pendant trois semaines. Nos programmes sont enseignés de manière transdisciplinaire. Pour rendre le monde intelligible, il est primordial de ne pas morceler ces savoirs comme c’est le cas dans la plupart des écoles. Ici, l’histoire du charbon va permettre aux profs de sciences, d’histoire, de sciences sociales et de français de travailler ensemble et de manière complémentaire. C’est exigeant car les profs ne sont pas formés pour enseigner de cette façon. »
Autre exemple : au sein de l’atelier « Un monde colonial », les vingt élèves de cinquième année mènent l’enquête en binômes, qui sur Naidu, une proche de Gandhi, qui sur Lumumba, assassiné en 1961. Au terme de la recherche, il s’agira de présenter les travaux au groupe entier. Entretemps, les élèves seront allés avec leurs professeurs sur le campus Solbosch pour faire le lien avec la décolonisation de l’espace public. Charlotte Bonnet, professeure d’histoire4 : « Nous essayons d’éclairer une double approche de la colonisation et de la décolonisation. Chaque binôme d’élèves doit adopter un personnage de la décolonisation, sélectionner les infos pertinente à son propos, comprendre pourquoi et comment sa lutte s’est organisée… ».
Dans le cadre d’un module « En vrai, la géométrie, ça sert à quoi ? », on voit des élèves fabriquer à l’atelier menuiserie des reproductions d’instruments de mesure anciens. Ces quelques élèves initieront et guideront les travaux de mesurage menés par d’autres enfants sur la place du quartier.
Pour s’assurer de couvrir l’entièreté des programmes de la FWB, l’équipe a réalisé un « accordéon des compétences » dans chaque discipline : on y coche au fur et à mesure ce qui est fait.
Le « groupe de référence », constitué verticalement, avec des jeunes de la 1ère à la 6ème année, crée les conditions d’un tutorat entre élèves et d’un accompagnement plus individualisé. Le Lycée fait un effort particulier pour s’adapter aux besoins spécifiques des élèves (25% d’entre eux souffrent de handicaps divers). Un élève de rhéto soutient ainsi un jeune de deuxième année en math5 : « C’est ma branche. Cela me fait plaisir d’aider et d’être aidé quand j’ai des difficultés en sciences naturelles. Dans les autres écoles, ces groupes existent peu. »
Manifestement, les enseignant·e·s que nous avons rencontré·e·s sont enthousiastes. Bien sûr, l’expérience est synonyme de beaucoup d’heures de réunions et de préparation. La préparation des ateliers et modules de l’année (PAM) nécessite des réunions obligatoires pour tous en début d’année. Puis deux réunions par cycle de trois semaines. A quoi il faut ajouter les groupes disciplinaires. Cependant, le nombre de modules et ateliers validés augmente constamment, laissant entrevoir un avenir plus tranquille. Par ailleurs, l’organisation est assez rigoureuse : un tableau visible de tous comptabilise les heures prestées par chacun·e, on se dit les choses, on régule… Des aménagements entre collègues sont souvent possibles. Mais surtout, quel plaisir de pratiquer le métier en équipe, de mener des recherches et des expérimentations pédagogiques en se serrant les coudes, d’en mesurer ensemble l’impact sur les élèves ! Tout le contraire de la « déprofessionnalisation » dont se plaignent les enseignant-e-s partout ailleurs.
Les intentions d’apprentissage et les critères d’évaluation sont explicités auprès des élèves pour chaque module ou atelier. L’évaluation formative règne en maître. On voit le rapport au savoir évoluer favorablement chez la plupart des jeunes, qui se mettent dans une dynamique de recherche et posent des questions. Pas d’angélisme toutefois : même si l’école met tout ce qu’elle peut en oeuvre pour l’éviter, il y a quand même eu 15% d’échec en cinquième année en 2023. L’équipe en est consciente et s’attache à y remédier.
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